Richard Tanélian, mon vieux pote des années 70, m’a retrouvé via internet, après 40 ans de destins séparés. Il me rapporte les photos de mon voyage en Inde que je croyais perdues.
Les voici, elles racontent qu’en 1966, j’ai parcouru avec ma petite voiture de ville, l’Iran, l’Afghanistan, l’Irak, la Syrie, ce qui est devenu difficile à faire de nos jours.
Je m’étais déjà entraîné en 64 avec un Paris-Oslo-Paris en auto-stop et traversé les States en 65 avec deux potes en Cadillac « coupé de ville » (dès 65, le tableau de bord givrait avec la clim au Texas). Une compagnie de recouvrement de dettes après saisie de la cadillac à son proprio, un chanteur noir dans l’embarras, nous payait l’essence du voyage si on acheminait la voiture de New-York à Los Angeles. D’où l’aller gratuit. On a passé du bon temps avec un groupe de R’N’B à Malibu juste après les émeutes raciales de Watts. Pour rentrer à New-York via Salt Lake city  et Chicago, une française déclare sa carte Greyhound volée et je profite de la nouvelle carte. D’où retour gratuit.
Je vais danser à Harlem au Big Ben Small Paradise avec deux françaises blanches et nous sommes applaudis par une attablée de blacks (nous étions les seuls blancs dans la salle). Par contre, dans un autre rade, accoudé au bar, je me fais éjecter par un grand costaud avec ondes néfastes des autres balèzes autour de nous.

En 1966, j’ai 21 ans. Je conduis ma Simca 1000  de Granville (Manche) à Lahore (Pakistan) aller retour. 4 mois de route. Avec une voiture qui vit mal les pistes de tôle ondulée (il faut rouler à 90 pour ne plus se sentir atteint du Parkinson). Dormir seul sur le volant dans la nuit noire primitive, au fin fond des montagnes des zones tribales du Belouchistan où l’on croise des montagnards armés… « salam alekoum » que je leur dis en sortant avec mon fusil à pierre antique non chargé. Le camion turc qui m’explose le pare brise avec un jet de pierres (en Asie, un camion prenait toute la route). Le cheval qui étoile de nouveau le pare brise de son sabot en quittant Lahore. La Simca avec la direction nase dans les montagnes d’Iran pas loin d’Ispahan : quand je tourne à gauche, elle vire à droite. Les dizaines de crevaisons à réparer la chambre à air, lui coller une rustine et pomper comme un shadock. Attendre d’être secouru au milieu de nulle part dans un désert de pierres en Iran. Attendre deux jours qu’un camion passe et m’aide à redémarrer la caisse. Nuit de Noël seul sans manger dans la Simca à Bagdad après être passé au Consulat de France où l’ambassadeur, son épouse et ses enfants, ouvrent les caisses de victuailles venant de France par courrier diplomatique tout en décorant un immense sapin multicolore. L’ambassadeur m’offrira royalement un paquet de cigarettes Players Navycut.

 

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A l’arrivée en Afghanistan, le soir à Herat, je demande un plat local dans une auberge, on me sert une purée verte. À la fin du plat, je suis raide déchiré, il y avait probablement du shit dedans. Quand les afghans ont vu que j’étais à point, ils m’emmènent dans l’arrière cour fumer le narguilé, 2 grammes par bouffée par mec, premier trip d’acide bio. Le porteur d’eau de jour est le musicien de nuit. Il dévide l’hypnose avec son rabab, les chants, les danses des hommes, le notable du coin qui se déplace pour venir voir l’occidental. Jamais de femmes visibles la nuit. On les voit le jour mais elles sont derrière leurs grillages bleus.

 

Les fièvres à Elephanta au large de Bombay, dans l’ile du temple hindouiste creusé dans la roche de haut en bas. Les hallus qui durent, les serpents, les moustiques, je délire.
Les amis d’un jour le long de la route, on s’embrasse et on se jure qu’on s’écrira et on s’oublie mais on y pense encore 50 ans après.
Dans le Belouchistan, près de Nouchki, village de maisons de terre et de rues poussiéreuses, un berger joue sur une flûte double des mélodies sophistiquées sur un bourdon continu : comment est-ce possible que dans ce trou du cul de l’Asie profonde un gardien de moutons pratique le souffle continu et joue aussi bien loin de tous ?

Au retour, en arrivant à la frontière allemande, le douanier au teint rouge brique et habillé en vert pétant, m’ordonne de remplacer mes pneus lisses, sinon il confisque ma voiture. La discussion dégénère et comme j’ai quelques objets interdits dans les pneus sur la galerie, je m’exécute. Et me voici avec deux pneus neufs pour la dernière ligne droite. J’arrive à Paris après 26 heures de conduite, la Simca roule à 50 à l’heure, je me perds dans la ville et je ne retrouve pas le chemin de mon appart rue Sorbier où m’attend ma Pénélope.

 

De retour à Paris ! Ma fiancée, mes potes. Pendant un mois, je marche sur l’eau. J’ai une auréole, j’ai vu, j’ai vaincu, je suis revenu. Tout le monde fait la fête au globe-trotter qui a rapporté du Mazar Sharif, je côtoie de grands musiciens et des gens célèbres.
Avec ma copine, c’est la belle vie, on est beau, on est jeune, on s’aime et on nous aime. Et puis petit à petit, les murs de la ville me grignotent, le quotidien me bouffe et me digère et je redeviens un citadin de plus qui court après avoir été libre sous un ciel immense sur la route sans fin.
Le meilleur de l’histoire, est que toute ma vie ce voyage m’a donné le goût d’un ailleurs, il m’a rappelé que j’étais capable d’y aller. Aujourd’hui, 50 ans plus tard, mes filles me font peur quand elles partent au Kurdistan, en Australie ou au Canada toutes seules et la petite dernière parle déjà du Japon mais elles ont raison.
Cette vie est faite aussi pour aller le plus loin et le plus longtemps possible.
La musique, ça aide !